lundi 27 septembre 2010

L'étrange étranger

Quelques jours avant d'arriver à Saint-Jean Pied-de-Port, la semaine dernière, j'ai fait la connaissance d'un personnage très particulier. La plupart du temps, je marche seul, au moins 95% du temps. Certaines journées, c'est 100%. Avant aujourd'hui, j'avais marché quelques heures avec cette gentille allemande la première semaine, quelques heures ici et là avec mon ami Patrick, presque une journée complète en compagnie du monsieur de l'histoire de chameau, et une autre journée avec Philippe.

Ce type, il était à 300-400 mètres devant moi tôt ce matin-là; je l'ai rattrapé assez rapidement car je marchais passablement plus vite. J'ai ralenti avant de le doubler, question de l'observer un peu et aussi de me donner une occasion d'entreprendre la conversation; il m'intriguait tellement. Mais ce qui est le plus spécial, c'est l'individu lui-même.

Grand, assez costaud, une longue barbe grise, la soixantaine avancée, une démarche lente et assurée, quasiment en habit de pèlerin médiéval! Le vrai kit: le long manteau, le long bourdon de pèlerin, le chapeau, les sandales, la ceinture de corde, tout, quoi.

Mon ami Raymond, qui a fait le Chemin depuis Le Puy jusqu'à St-Jean Pied-de-Port, il y a quelques années, m'avait raconté une de ces rencontres de pèlerins spéciaux comme ça. Alors ça ne m'a pas surpris totalement d'en voir un.

- Bonjour l'ami.

- Bonjour.

- Quelle belle journée pour marcher!

- Elles sont toutes belles.

Hum, hum! Elles sont toutes belles en effet. Sauf quand il fait 32 degrés, sauf quand il pleut averse, sauf quand on a des ampoules, sauf...

- Ça vous embête si je marche un peu avec vous?

- Rien ne m'embête. Vous pouvez marcher avec moi, mais seulement en silence.

Ouf! C'est du sérieux, ce type! Eh bien imaginez-vous que j'ai marché avec ce gars-là pendant des heures, sans dire un seul mot, et lui non plus. Une expérience pétée! Mais une expérience qui m'a permis un niveau d'intériorisation que je n'avais pas senti jusque-là. Une bulle différente et plus épaisse, quoi.

Au début, pendant les premières trente minutes, je me sentais inconfortable, très inconfortable, même. Je n'osais pas dire un mot alors que j'en avais très envie, j'avais l'impression de le déranger même s'il m'avait dit que rien ne le dérangeait, j'essayais de marcher sans faire aucun bruit dans cette jeune avant-midi toute silencieuse. Et puis ça a passé. Ma respiration et mon inconfort se sont apaisés, mon envie de jaser également. Il n'y avait plus que le silence et le bruit de nos pas.

Ces bruits de pas se sont mis à attirer toute mon attention. Ça se produit souvent lorsque je marche seul, mais jamais quand j'ai marché avec d'autres. C'est évidemment en raison du silence. Je me suis alors souvenu de cette belle phrase sur une stèle à l'entrée d'Aubrac et qui allait à peu près comme ceci: "Dans la solitude et le silence, on n'entend que l'essentiel." On aurait dit qu'il y avait curieusement quelque chose d'essentiel dans ces simples bruits de pas, un petit quelque chose d'essentiel qui allait au-delà des pas eux-même, qui eux-mêmes sont tous essentiels.

J'entendais tout, le bruit des petites pierres sous nos pieds, de celles qu'on frappait accidentellement et qui s'en allaient rouler plus loin, des feuilles séchées qui s'écrasaient, des petits bouts de bois qui craquaient, et tous ces petits bruits familiers se sont mis à occuper toute la place dans ma tête. Mais pas longtemps, seulement quelques minutes à la fois, je crois. Ce qui me faisait sortir de cet état, c'est que je me demandais constamment pourquoi tous ces petits sons étaient soudainement si importants et tendaient à devenir ma seule et unique préoccupation du moment. On aurait dit que je n'arrivais pas à penser à autre chose qu'à cette question. Jusqu'à ce que je relaxe un peu et que je cesse de me la poser; alors là, j'ai pu demeurer dans cet état plus longtemps à chaque fois, possiblement quinze ou vingt minutes, je ne sais trop. C'était très bizarre comme situation.

Quand je sortais de cette bulle, j'avais une envie folle de regarder ma montre. Je réalisais très bien ce qui se passait, mais j'avais besoin de savoir où je me situais dans le temps, c'était tout simplement plus fort que moi. Et puis j'ai remarqué que lui, il n'avait pas de montre.

Bizarrement, personne ne nous a doublé cette journée-là, enfin, je crois! Nous n'avons pris aucune pause et nous avons dû marcher environ trois heures comme ça, peut-être un peu plus. Et puis à un moment donné, près de l'entrée d'un hameau, il a pris une autre route qui montait vers de vieux bâtiments situés un peu plus loin. Je me suis dit que ce devait être un monastère ou quelque chose du genre. Tout ce qu'il m'a dit en quittant, c'est un "Au revoir, l'ami, et bon Chemin". Je me suis arrêté et l'ai tout simplement regardé s'éloigner, en me disant que je ne le reverrais sans doute jamais, tout en réalisant que je ne savais ni son nom, ni son âge, ni sa destination, ni d'où il venait, rien du tout.

Je suppose que c'est aussi ça, Compostelle. De courtes rencontres très uniques.

Le 26 septembre 2010.


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